Chapitre IX

La panique avait gagné Bomba. Elle avait commencé dans les campagnes, lorsque les laves incendiant les cultures avaient atteint la limite des terres cultivées. De nombreux indigènes et trois planteurs européens, surpris par l’incendie, avaient péri carbonisés. D’autres, fuyant devant l’avance d’une des coulées, s’étaient noyés au passage d’une petite rivière dont les eaux étaient soudain devenues bouillantes.

Peu à peu, des réfugiés affluaient vers la ville, y semant la terreur. La cendre, expulsée par le Kalima à raison de plusieurs milliers de mètres cubes à la seconde, formait à présent un épais nuage noir qui, lentement, descendait sur la contrée, tel un voile de mort, cachant le soleil, et créant un perpétuel crépuscule.

La terreur grandissait, encore accentuée par le fait que huit lions, chassés par les incendies de brousse, étaient apparus dans la ville elle-même. Deux d’entre eux avaient été abattus, mais les autres, à la fois affamés et effrayés, continuaient à rôder. Un peu partout, on signalait ainsi l’apparition de groupes d’animaux ; hardes de gorilles chassés des forêts de bambous, troupeaux d’éléphants dévastant les cultures en bordure du lac. Aux dires des témoins, beaucoup portaient des traces de brûlures sur leur peau épaisse.

Le flot humain grossissait sans cesse, en un double flux, à la fois montant et descendant. Il y avait ceux, pour la plupart des Noirs et des colons, qui fuyaient devant les laves, et les citadins voulant échapper aux gaz mortels qui pouvaient se dégager si le magma en fusion atteignait le fond du lac. Peu à peu, Bomba se vidait, tandis qu’à l’ouest, sur les hauteurs, des feux de camps s’allumaient de plus en plus nombreux. Le bruit courait en effet que, si l’hydrogène sulfuré se dégageait, il demeurerait à stagner dans les parties basses du pays.

Cependant, des milliers de personnes, pour la plupart des Noirs, soit par inertie, soit par ignorance ou incompréhension, demeuraient en ville, mettant ainsi leurs propres vies en danger. Dépassée par les événements, l’Administration coloniale ne parvenait pas à maintenir l’ordre, et l’anarchie commençait à se rendre maîtresse de cette cité blanche et noire dominée par la peur.

À travers toute la contrée, les nouvelles les plus contradictoires circulaient. Selon certains, habitant à l’autre extrémité du lac, les laves avaient déjà atteint la route longeant la rive et Bomba était menacée d’asphyxie dans les très prochaines heures. Pour d’autres, le danger n’existait pas et toute cette histoire de gaz mortels était seulement une manœuvre amorcée par certains colons désireux de mettre la main sur les concessions de leurs voisins en fuite.

Et pendant ce temps, la gigantesque griffe de feu descendait lentement de la montagne, comme si elle avait voulu balafrer le miroir tranquille du lac M’Bangi.

 

*
* *

 

Chaque jour, laissant Packart, Bernier, Xaroff et Lawrens – Lamers avait été évacué en avion sur Entebbe et Nairobi – à la garde de l’usine à présent quasi achevée, Morane et Kreitz partaient en hélicoptère étudier la progression des laves.

Ce matin-là, ils s’étaient envolés avant l’aube car, dans l’obscurité, la trace des coulées se détachait mieux et leur avance pouvait être plus aisément perçue qu’en plein jour. Du cratère, d’où jaillissait une prodigieuse gerbe de bombes incandescentes, la lave continuait à s’épancher en un flot continu, formant un fleuve éclatant large de quinze cents mètres et qui, plus bas, se séparait en trois affluents d’égale importance. La lave, tout d’abord d’un jaune brillant, tournait au rouge de plus en plus foncé au fur et à mesure qu’elle s’éloignait du point d’émission. Plus loin à travers les craquelures de la croûte superficielle maintenant éteinte, on n’apercevait plus que des raies et des taches pourpres de matière en ignition.

Lentement, poussées sans relâche par le débordement continu du cratère, les trois coulées progressaient en direction de la route bordant le lac, qu’elles ne tarderaient sans doute plus à atteindre.

— Dans cinq jours, six au plus, fit remarquer Kreitz, les coulées couperont la route. Vingt-quatre heures plus tard elles seront au bord du lac…

— Ne serait-il pas possible qu’elles s’arrêtent avant ? interrogea Bob.

Le volcanologue regarda en direction du Kalima et fit la moue.

— Il faudrait que là-bas, en haut, la source se tarisse. Et rien ne laisse encore prévoir la fin de l’éruption. Peut-être même n’est-elle pas encore parvenue à son paroxysme…

— Bref, la situation n’est guère brillante, conclut Bob.

— Rien n’est désespéré. Dans quelques minutes, il fera clair, et nous pourrons alors nous rendre compte de l’endroit exact atteint par les coulées. Si plus rien ne risque de les faire dévier, nous tenterons de dresser une série de barrages sur leur chemin. Je ne dis pas que nous réussirons à arrêter définitivement leur avance, mais nous pourrons tout au moins la retarder. Pendant ce temps, l’éruption aura peut-être pris fin…

En lui-même, Morane ne pouvait s’empêcher de songer aux imprévus de l’aventure. En quittant Paris afin de découvrir l’identité des ennemis de la C.M.C.A., il ne se doutait certes pas qu’il aurait à combattre un volcan…

Le jour se levait, nappe bleue tout d’abord sur l’horizon, puis flamboiement envahissant peu à peu le ciel. Au cours de la nuit, la pluie de cendres s’était momentanément interrompue, et Morane et Kreitz pouvaient jouir à leur aise de cette aube tropicale. Sous eux, les ombres cédaient rapidement le pas à la lumière, et les veines brillantes des coulées pâlissaient devant l’éclat du soleil.

Sur un ordre de Kreitz, l’hélicoptère vira et survola tour à tour le front en mouvement de chacun des trois fleuves de lave. Ceux-ci s’étaient engagés dans des vallées encaissées et étroites, serpentant entre une série de collines basses couvertes de végétations roussâtres. Au-delà, c’était une courte plaine descendant mollement vers les rives du lac.

Le volcanologue tendit le bras vers le sol.

— Nous allons, aujourd’hui même, tenter d’arrêter les coulées en barrant ces vallées. Heureusement, le T.N.T. ne nous manque pas. Les barrages ne résisteront peut-être pas longtemps, mais c’est là notre seule chance de retarder l’instant fatal. En attendant, si le seigneur Kalima voulait bien s’arrêter de cracher son venin…

Morane tourna ses regards vers le volcan, et il sentit les nerfs de sa poitrine se contracter. Jamais encore il n’avait eu à combattre un tel adversaire, et il n’était pas sûr de pouvoir le vaincre.

La Griffe de Feu
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